Il y a bien des années de cela -deux, exactement- NawaN partit à l'aventure, à la rencontre des cieux, là où la montagne pourfend les nuages et tutoie les étoiles.
Arnaché comme un inuit partant en chasse, NawaN chaussa ses raquettes et se mit en route à l'assaut de la montagne, avec comme objectif de mi-parcours un refuge à atteindre avant la nuit. La route est belle, Nawan et son compagnon de route Bata tracent leur sillon sur cet imaculé manteau qui recouvre la roche et les sept laux, gelés.
Les deux gaillards vont bon train, leur allure se maintient malgré la fatigue, le temps n'est pas clément et la nature ne souffre pas la demi mesure, le ciel s'exprime en mode sport, et c'est bientôt que cet horizon qu'on distinguait à peine dans ce camaïeu de blancs et gris souris disparait à leurs yeux : le ciel envoie maintenant telle une pluie d'astéroïdes au matin du monde, une neige dense.
Le vent se lève, transforme les flocons en projectiles agressifs, que les deux trappeurs sentent cogner leurs masques déjà figés... La progression se fait pénible mais ces deux-là sont opiniâtres et poursuivent leur effort malgré les menaces du ciel.
Se réfugiant à l'abri d'un tronc couché contre un autre par le poids d'une coulée, les deux compères font le point sur leur itinéraire : encore quelque effort et un col... et poindrait enfin le refuge, en contrebas, près de cette rivière que la nature hostile cache à cette époque sous son épais manteau, lui laissant à peine la force de s'écouler, tant le mercure se blottit au fond de son réservoir de verre.
Après un effort intense, les voilà qui distinguent cette grande croix de cinq ou six mètres de haut, plantée en haut de ce col : seulement trente mètres à vue avant de s'agripper à cet édifice. Interminables derniers mètres avant la dernière descente vers le refuge. À découvert, ils sentent maintenant toute la force que la nature déploie pour pimenter leur effort.
Ils s'enfoncent maintenant dans la neige jusqu'à la ceinture, malgré leurs raquettes, redoutant une coulée, ils serpentent avec prudence sur le relief, prenant garde à ne pas croiser sous leurs raquettes le lit gelé de cette rivière pas tout à fait endormie, dont le tracé est gravé dans leur esprit, faute de pouvoir le lire dans le paysage...
Enfin, à cent mètres, une masse se dessine : c'est le refuge. Les deux compères savent pourtant qu' ils ne pourront se reposer un peu que s'ils arrivent à faire monter la température du refuge au dessus de zéro.
Le refuge, une ancienne bâtisse utilisée jadis par les bergers, offre à ses deux hôtes le spectacle simple d'un confort rustique et pourtant tellement rassurant : quatre murs d'une pierre épaisse qui semblent avoir toujours étés là, un banc de bois et une table épaisse, usés par les séants pour l'un et par les couteaux pour l'autre, on y devine un nombre infini de saucisses sèches qui ont contentées ici leur homme après un grand effort... et dans le coin de l'unique pièce de cet antre salvateur, un poêle, au moins aussi vieux que le mobilier, et au moins deux fois plus que moi qui, soit sit en passant, ne suis pas très poilu.
La nuit tombe, noire, immaculée au moindre halo de lampe torche, comme un fin plasma de bulles folles et aveuglantes derrière lequel se cache une obscurité inquiétante. Dans un dernier effort avant de pouvoir baisser un peu leur garde, les deux s'acharnent à mettre le poêle en marche, et ce ne sera pas une partie de plaisir : le vent glacial s'engouffre dans le conduit de la cheminée, soufflant le moindre départ de feu. Ce petit jeu du chat et de la souris durera quatre heures, le vent blessant de ses griffes redoutables le feu au point que NawaN et Bata se trouvèrent dans une situation peu confortable : une fumée noire et dense depuis un mètre au dessus du plancher jusqu'au plafond, témoignage irréfutable de la victoire du vent face au feu...
Enfin, alors que les deux compères, courbaturés, fourbus, sentent l'épuisement les gagner, la braise fusionne littéralement et le poêle commence à rayonner : victoire !
Déballant leur pitance sous et non sur la table tant la fumée rendant même la station assise insoutenable, les deux Zouaves se détendent, rient un peu, pleurant à chaudes larmes sans discontinuer, tant la suie les brûle.
La fatigue gagne les deux comparses, et NawaN de sentir sa vessie arriver à saturation et bien que le thermomètre affiche trente sept, en dessous de zéro, quand faut y aller faut y aller !
Il est minuit bientôt (moins le quart exactement), et la tempête n'a pas décoléré, c'est dans un timing très serré que Nawan soulage sa vessie, tant la nature était à ce moment hostile à ce genre d'exposition charnelle; pourtant, une fois l'affaire faite et l'escargot rentré, Nawan eut un moment de félicité, s'aventurant à trois ou quatre mètres du refuge bientôt enfoui sous la neige ( il y en aura plus de trois mètres au matin, poussée par le vent) déambulant comme ivre de communier si intensément avec une nature déchainée et pure, quand soudain, dans un hurlement de plus, le vent lui envoie en pleine face cette chapka orange que vous connaissez tous ! À peine le temps de l'attraper qu'il croit distinguer dans un traineau rasant le toit du refuge et s'évanouissant dans le déluge de ces flocons par milliers; un vieil homme barbu, vêtu d'un grand manteau vermillon, orange peut-être, arraché au champ de vision d'un Nawan éberlué, tiré par... il n'a pas bien vu, mais probablement six ou huit, enfin, un sacré nombre de petits cervidés.
N'en croyant pas ses mirettes, mais dans ses gants cette chapaka est bien là : il s'empresse de faire demi tour et les quatre mètres qui le séparent du calme et de son compagnon.
Groggy, ne sachant si la fatigue aidant, un délire aurait pu le traverser, Nawan d'apostropher son compagnon d'infortune :
"Improbable, je... j'ai... tiens, regarde ce que j'ai trouvé dehors alors que j'entendais mon urine trouer la neige puis quand j'ai plus rien entendu, ben j'étais en train de pisser dessus ! Elle est cool, non ?" et Bata de lui répondre : "Carrément ! Elle est outre atlantique cette gapette, je te préviens Coco, t'as intérêt à l'arborer ultimement, si tu glisses sur la piste dans cette chapka, tu vas redescendre la vallée plus vite que tu ne l'as montée !"
La nuit fut courte, mais, au matin du lendemain, les deux compères retapés prirent de nouveau leur route, sous le soleil enfin, et trouvèrent en partant deux pierres sur le seuil du refuge, et Bata de s'exclamer : "Regarde Nawan, elle viennent du pare cheminée... Elles ont dû voler avec la tempête dans la nuit... T'imagines si tu les avais prises dans la gueule quand t'as été pisser ?!?"
"Ouais... C'est clair !"
ZEE END